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« Comme tu parles, mon enfant, comme tu parles. » Sans l’audace et le zèle passionné que Péguy lui donne dans Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc, sans doute oublierait-on qu’avant d’être un preux chevalier, sainte Jeanne d’Arc fut « Jeannette ». Pourtant, Jeannette n’est pas seulement, comme Hauviette, une « petite Française » ou une « petite Lorraine qui voit clair »[1]. Jeanne est entre Hauviette et madame Gervaise, entre l’action et la contemplation, la certitude innocente de Dieu et l’intelligence théologique des mystères. Elle sait méditer sur la grande désolation de son peuple, qui lui semble abandonné par Dieu, et, quelques instants plus tard, s’engaillardir à l’issue du monologue de madame Gervaise : « Qui faut-il donc sauver ? Comment faut-il sauver ? »[2]

Figure de l’Église docens et dicens, Jeanne enseigne Hauviette et est enseignée par madame Gervaise. Auprès de cette dernière, elle fait et refait sa théologie. Or, plus d’une fois, il faut le dire, la théologie de Jeannette surprend. Sa vision de l’Église, qui s’affirme tout au long du Mystère, oppose de manière exagérée, comme le lui reproche madame Gervaise, les premiers temps aux temps actuels. Jadis, les élus étaient nombreux et « heureux » : rencontrer Jésus-Christ « en chair et en os » ne sera jamais donné aux autres générations, qui luttent dans l’obscurité en attendant la fin des temps et le second avènement du Christ dans la gloire. En un mot, il y a presque autant différence entre une cathédrale française et telle bourgade de Judée que Jésus a traversée, qu’entre l’Église qui milite ici-bas et l’Église qui triomphe où demeurent les élus.

Jeannette est-elle impie ?

Madame Gervaise tempère l’une et l’autre position. D’une part, elle refuse d’introduire la division dans l’Église une et sainte, comme le suggère Jeannette. « Quelle impiété, mon enfant. Tu introduis la division dans l’Église ; tu introduis un débat dans la communion des saints. Une division, un débat dans la communion. »[1] Les « premiers saints », que Jeannette accuse d’avoir abandonné le Christ ou de l’avoir renié, ce que n’auraient jamais fait les « deuxièmes saints », « nos saints », participent à la même sainteté que les seconds. « Toutes les saintetés du monde ne sont que les reflets de la sainteté de Jésus »[2]. D’autre part, elle glisse entre les deux Églises décrites par Jeannette une troisième Église, intermédiaire : l’Église souffrante. Trois Églises vivantes car elles communient. « Il n’y a pas une Église morte »[3].

En somme, en vertu de la communion des saints, la « sainte… qui réussisse »[4] que Jeannette appelle de ses vœux est déjà là. Plus exactement, « si saint Remy, et saint Jean et sainte Jeanne étaient là, je dis tu filerais doux, ma fille »[5]. Madame Gervaise renverse l’opposition initiale de Jeannette. Certes, les grands saints sont partis, hélas – « Mon Dieu, vos saints devraient vivre toujours. Ils partent trop tôt ; toujours trop tôt »[6]. Or ils sont « le reflet de Jésus »[7], lequel est réellement présent « comme au premier jour ». « C’est la même histoire, exactement la même, éternellement la même, qui est arrivée dans ce temps-là et dans ce pays-là et qui arrive tous les jours dans tous les jours de toute éternité »[8].

[1] Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, Charles Péguy, Œuvres poétiques complètes, Gallimard, Collection de la Pléiade, 1948, p. 28.
[2] Ibid, p. 126.
[1] Ibid, p. 138.
[2] Ibid, p. 140.
[3] Ibid, p. 68.
[4] Ibid, p. 10.
[5] Ibid, p. 143.
[6] Ibid, p. 146.
[7] Ibid, p. 140.
[8] Ibid, p. 51.

La grâce ne manque pas à notre temps, c’est notre temps qui manque à la grâce.

Jeannette aurait tort de diviser ainsi la communion des saints et, par là-même, l’Église. Or, le fait-elle vraiment ? Œuvrant pour l’unité du peuple français, sainte Jeanne ne prépare-t-elle pas l’unité eschatologique, celle du Corps du Christ qui souffre encore en ses membres terrestres ? Si Jeannette a passionnément aimé et servi l’Église militante, ce n’est pas seulement pour que son peuple ici-bas soit consolé. Sainte Jeanne œuvre, selon une volonté qui n’est pas la sienne, pour la consommation de l’œuvre de Dieu. Par sa lutte ici-bas, elle milite déjà pour l’Église triomphante, l’Église des saints que Dieu suscite autant pour le salut des hommes que pour sa gloire et l’unité du Corps du Christ.

Les élus de la première et de la onzième heure

Dans sa théologie des saints, il semble que Jeannette hérite directement des nombreux auteurs de la Tradition, des premiers Pères à la scolastique, et de leur compréhension de la vision béatifique et de la plénitude des temps. Il revient au cardinal Henri de Lubac d’avoir rappelé à la mémoire des théologiens, dans Catholicisme, une doctrine que l’on trouve sous diverses formes chez plusieurs auteurs chrétiens, d’Origène à saint Bernard en passant par saint Athanase et saint Augustin, avant que le pape Benoît XII ne tranche définitivement sur la question (Benedictus Deus, 1336).

Si Jeannette a passionnément aimé et servi l’Église militante, ce n’est pas seulement pour que son peuple ici-bas soit consolé. Sainte Jeanne œuvre, selon une volonté qui n’est pas la sienne, pour la consommation de l’œuvre de Dieu.

De quoi s’agit-il ? On trouve, chez Origène notamment, l’idée que « la gloire définitive du Sauveur ne commencera qu’au jour, annoncé par Paul, où il remettra le royaume entre les mains du Père, en un acte de soumission totale », et que « cet acte ne saurait avoir lieu tant que les élus ne sont pas rassemblés tous dans le Christ et que tout l’univers n’est pas amené par lui à son point de perfection »[1]. Ainsi, les saints du ciel attendent, d’une seule attente, le salut de ceux qui sont encore en route. Les élus n’auront donc pas de vision béatifique tant que l’unité du Corps du Christ ne sera pas faite, et il n’y aura pas non plus de triomphe au ciel tant que l’Église militante n’aura pas ramené tout le monde au Christ, c’est-à-dire lorsque le nombre des saints prévu par Dieu de toute éternité ne sera pas atteint.

Sans doute la pensée de ces grands saints « se tenant sur le parvis du ciel, prêts à pénétrer dans la Maison de Dieu, mais ne pouvant le faire encore »[2], tel que l’imagine saint Bernard lui-même, devait être insupportable à Jeannette. Il y a pire : faire attendre Jésus-Christ, lequel « ne sera entier que lorsque le nombre des saints sera complet »[3], comme l’écrit Bossuet. Une fois cette réalité à l’esprit, l’absence de saints devient davantage intolérable. Le même Dieu qui fait reposer l’accomplissement de son œuvre et la vision béatifique de ses élus sur les épaules des hommes appelés à être saints, semble refuser justement à susciter des saints chez ces mêmes hommes.

Cette résurgence, chez Jeannette, d’une doctrine dont il faut rappeler la réfutation et la correction par le pape Benoît XII[4], justifie l’opposition qu’elle dresse entre les premiers saints et les seconds, à la recherche de leur unité.

[1] Catholicisme, Les aspects sociaux du dogme, Henri de Lubac, Le Cerf, Œuvres complètes VII, 2009, p. 97.
[2] Ibid, p. 99.
[3] Cité par Henri de Lubac, Catholicisme, op. cit., p. 104.
[4] Voir le CEC, §1023. « De notre autorité apostolique nous définissons que, d’après la disposition générale de Dieu, les âmes de tous les saints (…) et de tous les autres fidèles morts après avoir reçu le saint Baptême du Christ, en qui il n’y a rien eu à purifier lorsqu’ils sont morts, (…) ou encore, s’il y a eu ou qu’il y a quelque chose à purifier, lorsque, après leur mort, elles auront achevé de le faire, (…) avant même la résurrection dans leur corps et le Jugement général, et cela depuis l’Ascension du Seigneur et Sauveur Jésus-Christ au ciel, ont été, sont et seront au ciel, au Royaume des cieux et au Paradis céleste avec le Christ, admis dans la société des saints anges. Depuis la passion et la mort de notre Seigneur Jésus-Christ, elles ont vu et voient l’essence divine d’une vision intuitive et même face à face, sans la médiation d’aucune créature » (Benoît XII, DS 1000).

En termes évangéliques, les ouvriers de la première et de la onzième heure doivent tous attendre la fin du jour pour recevoir leur salaire et pénétrer dans la demeure enfin construite (Mt 20, 1-16). Ainsi s’explique l’amour de Jeannette pour une patrie et une Église unies, l’une avec l’autre et chacune séparément. Aucun membre ne peut jouir du triomphe tant que l’Église est encore militante. « L’œuvre de Dieu, l’œuvre du Christ est une. Militante, souffrante, triomphante, il n’y a tout de même, en ces états distincts, qu’une seule Église »[1], écrit le père de Lubac.

Cette intuition, affirmée avec force par les théologiens médiévaux, l’est encore par sainte Jeanne d’Arc, qui en perçoit les limites et lui donne une profondeur jusque-là méconnue. Loin de s’éloigner de l’orthodoxie catholique, Jeannette rend manifeste la vérité profonde d’une intuition portée par le premier millénaire chrétien : Dieu suscite des saints dans l’Église terrestre pour l’Église céleste, dans une Église qui passe pour une Église qui demeure. L’existence des saints, en cela, a la vertu de consoler le Corps du Christ encore souffrant, écartelé entre la gloire divine et la croix humaine. Dieu a « bien assez » de saints chez lui, « et nous nous en manquons »[2]. La formule de Madame Gervaise, semblable dans l’esprit à la « boutade » de Bernanos dans le Journal d’un curé de campagne – « Dieu nous préserve aussi des saints ! »[3] –, témoigne certes d’une peur très humaine devant les tribulations de ce monde. Elle a cependant le mérite de rappeler que les saints font d’abord la joie de Dieu avant de faire la nôtre et que la naissance des saints en ce monde précipite le retour du Christ total et glorieux.

Il y a, chez la Jeannette de Péguy, cette union des contraires qui est la définition même de la foi, que Saint-Cyran définissait comme une « série de contradictions que la grâce permet de maintenir ensemble »[4]. Avec Jeannette, ce sont les ouvriers de la onzième heure qui protestent et craignent d’être arrivés trop tard. Pourtant, la pucelle d’Orléans sait qu’il y a un trésor de saints, que le Christ a empli d’un seul coup. « Il est infini et il attend que nous y ajoutions. Il espère que nous y ajoutions »[5].

Augustin Talbourdel

[1] Catholicisme, op.cit., p. 103.
[2] Le Mystère, op. cit., p. 146.
[3] Journal d’un curé de campagne, Georges Bernanos, Plon, Livre de poche, 1936, p. 62.
[4] Cité par Joseph Ratzinger, Foi chrétienne, Hier et aujourd’hui, Mame, 1969, p. 108.
[5] Le Mystère, op. cit., p. 159.