Skip to main content

En ces temps difficiles pour notre Église, où clercs comme laïcs sont bouleversés par la multiplication des scandales qui manifestent l’abominable péché de certains clercs, il peut être bénéfique et profitable de nous mettre à l’école de sainte Jeanne, qui fut en quelque sorte elle-même victime des abus de certains clercs. C’est en effet dans ces difficultés-là, qui peuvent paraître inextricables, que la lumière des saints est nécessaire, eux qui ont su suivre les chemins de Dieu, au milieu des tribulations et des turpitudes.

Jeanne conjugue ainsi merveilleusement liberté des enfants de Dieu (cf. Rm 8, 21), qu’elle tient de sa mission reçue « de par Dieu le Roi du Ciel », et obéissance raisonnée et lucide à son Église. Elle sait assez l’imperfection et même le péché grave des clercs qui la jugent à Rouen, mais, sûre de la sainteté de l’Église de Dieu, elle ne la rejette aucunement et veut plutôt la servir. C’est en étant certaine du caractère ecclésial de sa mission qu’elle peut, avec franchise et fermeté, dénoncer la corruption et l’imposture de certains membres de l’Église. Bref, comme chez les prophètes bibliques, c’est au nom de Dieu que s’effectue la critique de l’institution religieuse.

L’amour de Dieu et de son Église

Le fond de la vie de Jeanne – nous le voyons tout cette année – est la disponibilité et l’obéissance à la volonté de Dieu. Or, dans cette obéissance au Seigneur, est contenue la foi à l’Église une, sainte, catholique et apostolique – formule sur laquelle ses juges insistent tant. Comme à propos du mystère de la grâce, Jeanne confessera sa foi avec une simplicité inouïe en quinze siècles de christianisme : « M’est avis que c’est tout un de Dieu et de l’Église, et qu’on n’en doit point faire de difficulté [1]». Aux ratiocinations des juges et théologiens qui l’interrogent, Jeanne oppose l’évidence de l’unité de Dieu et de l’Église, sur laquelle on ne méditera jamais assez.

Cette unité, cette volonté divine de l’Église, cette médiation que Dieu a librement instituée comme nécessaire, Jeanne l’a vécue en particulier en recevant la volonté de Dieu par l’intermédiaire de son Conseil, des voix de saintes Catherine et Marguerite et de saint Michel.

 

Jeanne conjugue ainsi merveilleusement liberté des enfants de Dieu (cf. Rm 8, 21), qu’elle tient de sa mission reçue « de par Dieu le Roi du Ciel », et obéissance raisonnée et lucide à son Église.

Son amour de l’Église n’a rien d’abstrait : elle vit au quotidien en communion avec les saints du Ciel, dont elle reçoit révélations et secours. Elle tient sa mission de Dieu par ses saints : « Je suis venue au Roi de France de par Dieu, de par la Vierge Marie et tous les benoîts saints et saintes de paradis, et l’Église victorieuse de là-haut, et de leur commandement. [2]» Du haut du Ciel, les saints collaborent à la mission divine de salut, ils soutiennent les fidèles encore en pèlerinage sur la terre.

Mais son amour de l’Église triomphante et céleste n’entame pas son amour de l’Église militante et terrestre. À ses juges ne cessant de l’attaquer sur son obéissance à l’Église présente ici-bas, Jeanne affirme qu’elle croit bien à l’Église d’ici-bas et qu’elle ne peut errer ni faillir [3], et enfin qu’elle croit qu’il faut obéir au pape qui est à Rome [4], auquel elle demande d’être envoyée pour être jugée avec justice.

Contre le totalitarisme ecclésiastique

Jeanne aime et croit à l’Église, mais elle sait aussi que ses juges ecclésiastiques sont injustes, corrompus, et veulent son mal : « Voulez-vous vous soumettre à l’Église », demande l’évêque Cauchon une fois encore, pour la piéger – « Qu’est-ce que l’Église ? Quant à ce qui est de vous, je ne veux pas me soumettre à votre jugement, parce que vous êtes mon ennemi capital.[5]» Consciente de la perversité de ses juges, qui mettent leur science théologique et leur pouvoir ecclésiastique au service des fins politiques des Anglais, Jeanne ne désarme pas et récuse leur autorité.

Outre leur corruption politique, les juges de Jeanne sont aussi l’objet d’une corruption intellectuelle et théologique, en ce qu’ils tiennent pour une ecclésiologie conciliariste – qui a bien des causes historiques, dans lesquelles on ne peut entrer ici –, qui met tellement l’accent sur le pouvoir de l’Église qu’on peut la tenir pour une forme de « totalitarisme ecclésiastique », selon la formule du P. Léthel. « On trouve une étonnante théologie de l’infaillibilité de l’Église avec, là encore, des affirmations absolues, sans limites ; tout chrétien doit croire que ‘’jamais l’Église n’erre ou ne fait défaut’’, qu’elle ‘’ne peut se tromper ni juger quelqu’un injustement ‘’.[6]» Une telle doctrine de l’Église affirme la toute-puissance du pouvoir ecclésiastique, qui se substitue quasiment à Dieu, et méconnaît toute liberté des laïcs, pourtant eux aussi inspirés et conduits par l’Esprit. Aussi Jeanne croit-elle plus en ses voix qu’en ce que les clercs qui la jugent lui disent au nom de l’Église : « En cas que l’Église me voudrait faire faire autre chose au contraire du commandement fait par Dieu, je ne le ferais pour quelque chose[7]».

En somme, Jeanne, par son appel et sa soumission constants premièrement à Dieu, et deuxièmement à l’Église céleste, relativise et remet à sa juste place le pouvoir ecclésiastique de l’Église militante.

1/ Sa mission ne lui vient pas hors de l’Église, mais elle vient de Dieu et la conduit vers la politique et une nation entière, de sorte que l’Église n’en est que la médiation. Aussi l’Église institutionnelle se trouve-t-elle non pas au centre et au principe, mais au service de la volonté divine de salut ; elle est le réceptacle et l’intermédiaire de la grâce divine, mais elle n’en est ni la source ni la fin. Qu’elle s’en croit l’origine, et elle perdra sa légitimité.

2/ L’Église militante n’est pas le tout de l’Église. Dieu dirige son Église par la hiérarchie ecclésiastique, mais non moins par ses saints, qu’on voit pleinement à l’œuvre dans la vie de Jeanne.

Que Jeanne nous apprenne à aimer l’Église, c’est-à-dire à obéir à l’Église militante dans les limites de sa mission et à se laisser guider par l’Église triomphante, pour le règne et la gloire de Dieu.

 

Elie Collin

[1] Interrogatoire du 17 mars. Brasillach, p. 110 ; T. L. II, p. 139. Nous citons l’édition commode de Robert Brasillach, Le Procès de Jeanne d’Arc, Paris, Gallimard, 1941 (abrégée Brasillach), puis l’édition scientifique de Pierre Tisset et Yvonne Lanhers, Procès de condamnation de Jeanne d’Arc, Paris, Klincksieck, volume 2 (abrégé T. L. II).
[2] Interrogatoire du 17 mars. Brasillach, p. 110 ; T. L. II, p. 139
[3] Réponse à l’admonestation du 2 mai. Brasillach, p. 127 ; T. L. II, p. 297
[4] Interrogatoire du 1er mars. Brasillach, p. 59 ; T. L. II, p. 82
[5] Réponse à l’admonestation du 2 mai. Brasillach, p. 128 ; T. L. II, p. 298
[6] François-Marie Léthel, o.c.d., « La soumission à l’Église militante : un aspect théologique de la condamnation de Jeanne d’Arc », in Jeanne d’Arc : une époque, un rayonnement, Colloque d’histoire médiévale à Orléans, octobre 1979, Paris, Éditions du CNRS, 1982, p. 187.
[7]  Interrogatoire du 31 mars. Brasillach, p. 123 ; T. L. II, p. 243