Nous ne cessons d’être confrontés à des événements dont le sens nous échappe. Est-ce le chaos qui gouverne le monde? La foi catholique enseigne que Dieu gouverne le monde. Le gouvernement divin a des caractéristiques dans l’intelligence desquelles il faut entrer. L’une d’entre elles est que Dieu gouverne pas diverses médiations.
Saint Thomas d’Aquin enseigne que Dieu gouverne le monde, c’est-à-dire conduit chaque chose qu’il a créée à sa perfection. Mais le mode de son gouvernement est tel qu’il s’associe certaines de ses créatures pour participer à l’accomplissement de toutes choses. Il ne le fait pas parce qu’il aurait besoin de ces créatures, parce qu’il lui manquerait quelque puissance, mais purement pour le bien de ces créatures qui, en étant associées au gouvernement divin, acquièrent une dignité de cause qui les perfectionne et les assimile encore un peu plus à Dieu lui-même. Saint Thomas l’explique en ces termes : « Puisque le gouvernement doit conduire à la perfection les choses gouvernées, il s’ensuit que le gouvernement sera d’autant meilleur qu’une plus grande perfection leur est communiquée parce celui qui gouverne. Or il est plus parfait d’être bon soi-même, et en même temps cause de bonté pour les autres, que d’être simplement bon en soi. C’est pourquoi Dieu gouverne les êtres de telle manière que certains d’entre eux puissent être, en gouvernant cause de bonté pour les autres. » (Somme théologique, I, q.103, a.6, resp.). Ainsi, le gouvernement divin appelle des êtres à coopérer avec lui, à être eux-mêmes causes (secondes) de bonté pour les autres êtres. Bref, Dieu ne gouverne pas seul, il a des ministres, des médiations.
Or, l’histoire sainte de Jeanne d’Arc manifeste bien le caractère médiat du gouvernement divin, et la diversité des médiations par lesquelles Dieu veut gouverner. Parcourons-les.
La première médiation est celle des anges, dont on sait l’importance dans la vie et la mission de sainte Jeanne. Les anges sont, étymologiquement, les envoyés, les messagers de Dieu.
Saint Thomas, qu’on appela le « Docteur angélique » pour son admirable traité des anges, précise en quel sens les anges sont médiations de l’action divine : « L’ange opère en tant que ministre. Car le ministre est comme un instrument intelligent : l’instrument est mû par un autre, et son action est ordonnée à une fin autre que lui-même. » (ST, q.112, a.1, resp.). Dieu donne à l’ange d’agir envers les créatures humaines, il les envoie en mission. Concrètement, l’ange ne peut influer sur la volonté de l’homme, à laquelle Dieu seul a accès, mais il peut agir sur son intelligence, par des « illuminations », c’est-à-dire des manifestations de la vérité divine. Seulement, l’ange s’adapte à l’intelligence humaine, laquelle est une intelligence incarnée, liée au sensible, de sorte qu’il lui manifeste la vérité divine par des représentations sensibles. Aussi Jeanne d’Arc dit-elle entendre la « voix » de l’archange Michel et le voir. Et Michel lui révèle sa mission, lui annonce la volonté de Dieu, comme l’ange Gabriel le fit à Marie à l’Annonciation.
Mais les médiations célestes de l’action divine ne sont pas seulement angéliques, elles sont aussi les médiations des saints de l’Église glorieuse envers les fidèles de l’Église militante, dont fait partie Jeanne. On sait bien que Jeanne entendit également les voix de sainte Catherine d’Alexandrie et de sainte Marguerite d’Antioche. Là encore, ces manifestations des deux saintes à Jeanne sont exemplaires de l’action des saints en général, désignée sous le nom de « communion des saints ». Dieu nous sauve collectivement, tant l’humanité forme une société, un corps, une communauté, en tant qu’elle est une unique espèce.
L’histoire sainte de Jeanne d’Arc manifeste bien le caractère médiat du gouvernement divin, et la diversité des médiations par lesquelles Dieu veut gouverner.
Contrairement à ce que l’individualisme contemporain nous pousse à penser, l’humanité a un caractère social et politique qui lui est constitutif, et non accidentel. L’homme n’est pas sans une société, de même qu’il n’est pas sans un monde. Or, cette société ne disparaît pas dans le Royaume des cieux, mais au contraire est d’autant plus forte et profonde, de manière telle que nous formons véritablement « un seul corps et un seul esprit dans le Christ », comme dit la Prière eucharistique. Au niveau naturel comme au niveau surnaturel, les hommes coopèrent, et se gouvernent les uns les autres. « Tout homme a besoin d’abord du secours de Dieu, ensuite aussi du secours de l’homme, car l’homme, par nature, est un animal social du fait qu’il ne suffit pas à assurer sa vie. » (ST, II-II, q.129, a.6, ad 1). Dieu a mis les hommes en dépendance les uns des autres, et les a fait du même coup responsables les uns des autres. Cette coopération n’est pas interrompue par la séparation de la mort, au contraire, les bienheureux agissent d’autant plus pour les autres hommes, en particulier en priant, en intercédant – tel est, d’ailleurs, le fondement de notre neuvaine à Jeanne d’Arc ! –, mais aussi, de façon plus extraordinaire, dans des apparitions comme celles de Marguerite et de Catherine à Jeanne. Jeanne se sent spécialement exhortée, appuyée, soutenue et même envoyée par Dieu d’abord, mais aussi par les saints de l’Église céleste, ainsi qu’elle l’affirme : « Je suis venue au Roi de France de par Dieu, de par la Vierge Marie et tous les benoîts saints et saintes de paradis, et l’Église victorieuse de là-haut, et de leur commandement. »
Enfin, les médiations peuvent être plus terrestres encore, plus visibles et ordinaires. J’ai déjà parlé dans un précédent article de la médiation ecclésiale [https://jeanne2031.fr/jeanne-et-leglise/].
Jeanne sait qu’elle ne reçoit la Parole de Dieu qu’à travers l’Église, même si sa hiérarchie peut être en tort et l’est en son cas, bien évidemment. Sa fidélité à Dieu passe par une fidélité à l’Église, parce que, tout simplement, « c’est tout un de Dieu et de l’Église ».
L’autre grande médiation, qui concentre le cœur de la mission de Jeanne, est la médiation du gouvernement royal. Nous ne pouvons entrer dans tous les détails de ce type de médiation politique. La mission même de Jeanne est, pourrait-on dire, une mission auprès d’une médiation politique défaillante. Le politique n’est jamais la fin ultime, il n’est que le moyen de la vie spirituelle, qui conduit à la vie éternelle. Mais son statut de moyen n’en diminue pas l’importance. La situation présente en Occident manifeste combien la dérive et la défaillance des pouvoirs politiques ne sont pas sans conséquence sur la vie chrétienne elle-même. Lorsque le politique ne remplit plus correctement son office, le spirituel est nécessairement touché et blessé. Jeanne se croit investie par Dieu de la mission de restaurer la médiation politique, ce qui atteste bien de son importance. Le chrétien ne peut se désengager de la vie de sa cité, sans risquer d’être atteint en sa foi même. Lorsque le gouvernement des hommes méconnaît sa fonction et sa finalité, Dieu, qui gouverne seul parfaitement le monde en sa qualité de cause première, envoie des créatures pour lui rendre son caractère de médiation. Le gouverneur rappelle son ministre (politique) à l’ordre – c’est-à-dire lui rappelle que tout pouvoir vient de Dieu (Rm 13, 1) –, en envoyant d’autres ministres. Telle fut Jeanne d’Arc : l’engagement politique du chrétien pour rappeler le politique à lui-même et le rendre de nouveau capable de servir la vocation chrétienne. Le chrétien se met au service du politique, pour que le politique soit au service du chrétien.
Elie Collin