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Quelle est la situation de la France contemporaine? Telle est la question que nous devons nous poser si nous voulons entrer dans l’analogie historique et surnaturelle que constitue Jeanne2031. Dans ce texte, Pierre Manent tente de nommer quelques expériences collectives qui façonnent notre vie nationale. De la défaite de 40, au refus gaullien et à Mai 68 se déploie une tension entre rassemblement et déliaison.

 

La France contemporaine a pris sa forme il y a trois quarts de siècle. L’expérience dans laquelle continuent de s’alimenter nos dispositions les plus déterminantes, et qui ne cesse de fournir ses motifs à la conversation qui fait le bruit de l’âme de la nation, c’est la défaite de juin 40. Nous ne nous en sommes jamais remis. Nous l’avons laissée derrière nous bien sûr, et en plus d’un sens nous l’avons surmontée, mais nous ne nous en sommes jamais remis. Tout ce que nous avons fait ensuite, le bien comme le mal, y compris le pire, prend source dans la défaite et la réponse, ou les réponses à la défaite.

C’est par une nécessité profonde, et en application si j’ose dire d’une vérité universelle, que la France contemporaine trouve son centre de gravité et son vecteur dans l’homme d’État qui a choisi pour le Tout en juin 1940.

Les ‘’réalistes’’ qui expliquent que l’on était bien forcé d’accepter l’armistice ne raisonnent pas mal, mais ils ont une idée mutilée de ce qui est réel. Le grand refus qu’incarna le général de Gaulle ‘’reconnaissait’’ le fait de la défaite bien plus profondément, bien plus durablement, bien plus décisivement que ne pouvait le faire tout accommodement avec la situation telle que l’on devait effectivement la constater. Seul ce grand refus était proportionné à l’énormité de la défaite, et capable d’enclencher et d’alimenter la réponse qui, si elle s’accomplit dans la fondation de la Cinquième République, porta une bonne part aussi des efforts de la quatrième. La défaite avait été l’accident extrinsèque qui révélait la maladie de l’âme de la nation, que De Gaulle caractérisa toujours comme le renoncement ?

Dans la résistance s’incarne effectivement notre dernière grande expérience formatrice, mais en dépit des commémorations nous ne savons que faire de cette expérience depuis que nous avons renoncé à l’effort qui répondait à la défaite.

La seule réponse adéquate à la défaite ne pouvait être qu’un effort sans cesse renouvelé pour combattre le renoncement. De Gaulle donna donc la note tonique pour l’âme de la nation, en la pressant inlassablement de se rassembler pour l’indépendance politique et spirituelle de la France.

En rappelant cela, on éprouve un sentiment étrange. D’une part, on touche au plus profond et au plus sensible de nos âmes ; d’autre part, on parle d’un monde aussi éloigné de nous que les Grecs et les Romains. Dans la résistance s’incarne effectivement notre dernière grande expérience formatrice, mais en dépit des commémorations nous ne savons que faire de cette expérience depuis que nous avons renoncé à l’effort qui répondait à la défaite. Nous n’avons pas eu d’autre expérience politique significative, mais celle-ci a cessé de nous éduquer.

Elle est désormais à la merci de l’opinion qui en convoque les fantômes à sa guise.

Contraste saisissant, ‘’l’homme du 18 juin’’ fut en somme chassé par ‘’les événements’’ de Mai 68. Aux yeux de beaucoup, ces événements furent l’expérience décisive de leur vie personnelle et donc de la vie nationale. De fait, partisans comme critiques de ‘’mai 68’’ et de ses suites s’accordent pour en souligner la puissance transformatrice. Pour l’opinion sociale dominante, là se trouve l’expérience qui fait et doit faire autorité pour nous. Nous avons partie liée à une société qui défait ses liens, non plus à une nation qui s’efforce au rassemblement et à l’indépendance.

Pierre Manent, Situation de la France, Desclée de Brouwer, 2015, p. 8-10