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La neuvaine à Jeanne d’Arc tient ensemble la dimension spirituelle de disponibilité à la volonté de Dieu et la dimension rationnelle de diagnostic des maux de notre époque. Jeanne a en effet été appelée par Dieu parce qu’il y avait « grande pitié au royaume de France ». Dans sa doctrine sociale, l’Église offre de précieux outils de discernement pour penser la réalité économique et techno-scientifique dans laquelle se trouve l’humanité aujourd’hui. Pour pratiquer les vertus et affronter les structures de péché, il faut nommer celles-ci et les analyser. Ce texte porte sur un cas très singulier mais exemplaire de la démesure contemporaine dans les champs économique, technique et agricole.

Une tomate n’est pas toujours un gros fruit rouge, juteux et fragile. Plus souvent, on la trouve dans des boîtes de concentré, du ketchup ou des pizzas : c’est la tomate calibrée d’industrie. Elle n’est pas gorgée d’eau mais dure comme de la pierre et peut supporter des tonnes sans exploser. Produit consommé par tous les continents, toutes les cultures, tous les peuples, la tomate est le fruit standardisé du capitalisme mondialisé : une marchandise universelle. Comment le concentré de tomate est-il devenu un concentré du techno-capitalisme ? Il faut retracer l’histoire de sa globalisation et parcourir toute la chaîne de production pour le comprendre.

Aujourd’hui, la tomate s’est globalisée : la division internationale du travail avec ses délocalisations, ses transferts de technologie est même toute une géopolitique. La récolte a d’abord recours à une main d’œuvre à bas coût sur des surfaces gigantesques. C’est la solution chinoise : des enfants et des femmes cueillent à la main pour 1 centime d’euro par kilogramme ramassé. Pour lutter contre les grèves ou la pénurie de main d’œuvre on fera appel à l’immigration. C’est la solution européenne avec des migrants esclavagisés. Ici ou là, le capitalisme n’a pas beaucoup changé depuis Dickens ou Zola. Si ce n’est qu’on ramasse désormais pour les multinationales de l’agro-business en s’intoxiquant aux pesticides.

Depuis quelques décennies, les Chinois sont devenus maîtres de « l’or rouge »1 en exportant des barils de concentré à travers la planète. Avec des logos et des marques aux couleurs italiennes (et 2/3 d’additifs de soja et d’épaississants divers…), le concentré est remis en boite en Italie sans payer droits de douane. Les mafias en profitent pour blanchir de l’argent. Les barils à bas prix déciment les récoltes et tout l’écosystème de la tomate africaine par des importations massives de containers. Car la tomate s’est aussi financiarisée : les traders spéculent sur les stocks et sécurisent l’approvisionnement des multinationales qui envoient leur tomate dans tous les recoins du monde.

1 « L’empire de l’or rouge », un film de Jean-Baptiste Malet et Xavier Deleu. D’après l’ouvrage éponyme de Jean-Baptiste Malet, Paris, Fayard, 2017.

Que faire de la surproduction non écoulée ? On la refourgue aux Africains. Des commerciaux récupèrent ainsi des lots périmés ou de mauvaise qualité qu’ils reconditionnement. Grace aux colorants, la tomate noire et pourrie redeviendra rouge et la fibre de soja ou la poudre carotte dextrose en fera une bonne pâte à écouler. Les marchés locaux étant ruinés, le paysan africain ira récolter sa tomate… en Europe.

Mais la récolte à la main a ses limites. L’idéal serait moins de main d’œuvre et plus de production. Comment faire ? On remplace les ouvriers agricoles par des machines. Des machines pour la récolte, pour la transformation en baril de concentré et pour la transformation du concentré en sauce industrielle. La tomate entre véritablement dans l’époque de la Technique.

Heidegger l’explique : «L’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée »1.

Mais c’est encore insuffisant. Produire des machines pour la récolte reste compliqué. L’idéal serait de produire des tomates adaptées aux machines. Par hybridation génétique puis par modification génétique, on produit une tomate qui se détache facilement de son pédoncule. On lui donne aussi une peau épaisse puisqu’elle est ensuite éjectée dans une benne et transportée en camion sans s’écraser sous le poids de la cargaison. On la rendra aussi résistante aux maladies.

Avec ce progrès techno-scientifique mis à toutes les sauces, il s’agit désormais de faire pousser du concentré. Qu’est-ce à dire ? on ne transforme plus simplement un fruit qui pousse mais on produit en amont la matière première elle-même. Et tout le processus de production est orienté vers le rendement maximal indépendamment de toute considération paysanne et même terrestre. Avant, on faisait pousser des tomates pour les manger ou pour les échanger avec de l’argent contre autre chose. Avec le techno-capitalisme, on produit du concentré pour produire de l’argent.

1 Heidegger, « La question de la technique », [1954], Essais et conférences, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1980, p. 21.

Mais la récolte à la main a ses limites. L’idéal serait moins de main d’œuvre et plus de production. Comment faire ? On remplace les ouvriers agricoles par des machines. Des machines pour la récolte, pour la transformation en baril de concentré et pour la transformation du concentré en sauce industrielle. La tomate entre véritablement dans l’époque de la Technique.

Et tout se renverse. On fait pousser les tomates au soleil. Mais au soleil, il ne pleut pas toujours. On arrose donc les tomates en puisant de plus en plus profond dans les nappes phréatiques. Ces zones de production entrent rapidement en crise hydrique alors qu’il faut ensuite évaporer l’eau des tomates pour pouvoir les concentrer. Et quand les nappes sont vides, on désalinise l’eau de mer en usines qui rejettent le sel à la mer.
Si l’ensoleillement est insuffisant, on produira la tomate en serre. Des serres en plastique qui recouvrent des milliers et des milliers de km2.

Chaque tomate produit ainsi son propre poids en déchets (notamment les bâches). Les racines sont plantées dans des pains de diverses matières enrobés de plastique, le tout alimenté par fertirrigation : de l’eau contenant aussi les éléments nutritifs. La chaleur, l’humidité, le taux de CO2 accélérant la photosynthèse, la surpression des serres pour éviter les insectes… tout est entièrement piloté par informatique pour permettre un rendement maximal. Et puisque les serres coûtent très cher, les agriculteurs s’endettent puis se suicident. Ce qui permet aux multinationales d’incorporer leurs fermes.

Jeanne2031