La dévastation de la nature et la crise sociale que nous subissons aujourd’hui n’est pas une fatalité. Elles sont les conséquences de logiques fondées sur des choix humains. Il convient dans un souci de diagnostic de notre époque d’en identifier les éléments. Un de ceux-ci est le régime économique du libre-échange intrinsèque au capitalisme.
Pour comprendre notre époque, pour s’orienter dans la complexité de notre monde, pour discerner les enjeux cachés derrière tel ou tel débat, il est indispensable d’être attentif à l’économie. Bien des sujets sont en réalité conditionnés, si ce n’est déterminés, par la logique capitaliste et technoscientifique. Rappelons que celle-ci est essentiellement une logique de l’illimitation. Illimitation quantitative bien sûr puisque la fin ultime en est la reproduction indéfinie de l’argent ; mais aussi illimitation qualitative en ce que le capitalisme comporte aussi une dimension anthropologique, donc éthique et politique. Le désir illimité est inhérent à l’homme qui a perdu de vue son Seigneur est qui erre, manipulé tel un jouet par les trois concupiscences dont parle saint Jean dans sa première épitre (ch. 2, 16). Ceci est donc vieux comme le monde. Mais le monde moderne apostat s’est constitué sur cette exploitation systématique du désir illimité, nostalgique de l’Unique Nécessaire. Notre monde actuel est structuré sur cette logique ; et en même temps de plus en plus disloqué par elle. De toutes parts des voix clament qu’il faut rebrousser chemin et consentir à la sagesse des limites. Mais ô combien un tel objectif requiert une conversion, intellectuelle certes mais en vue d’une conversion pratique dans ses modes de vie.
C’est là où il est nécessaire de travailler à comprendre les rouages économiques du monde dans lequel nous sommes insérés afin de poser des choix responsables et éclairés relativement à ce qui dépend de nous. Telle est la leçon que nous ont transmise les dissidents de l’Est. Une logique totalitaire demeure inscrite dans le monde humain qui est tissé par les actes, les micro-choix d’une multitude de personnes. Toute Mégamachine est forte de nos renoncements. Bref, l’histoire étant faite par des hommes est contingente. L’oublier est s’exposer à la désespérance, conduisant au renoncement et donc à la collaboration objective à cet ordre mortifère.
C’est dans cette disposition de l’âme que l’on peut tirer un grand profit de la lecture du remarquable petit livre de Guillaume Villemey Le temps de la mondialisation Protéger les biens communs contre le libre-échange1. Professeur de finance à HEC, l’auteur ne craint pas de remettre en cause le principe du libre-échange, cœur battant de la mondialisation. Ce réquisitoire implacable allie l’ampleur de vue historique à une très bonne connaissance du sous-bassement matériel de la mondialisation.
Pour Vuillemey, les économistes ont souvent échoué à saisir la nature profonde de la mondialisation et ont ainsi ignoré les coûts cachés de celle-ci.
1 Seuil, 2022, 100 pages, 11,80 euros
La mondialisation est fille du libre-échange qui engendre une mise à disposition du consommateur presque tout, à bas prix. Mais ce que le consommateur semble gagner, le citoyen qu’il est le perd.
En effet son fait central n’est pas l’allongement de la distance dans les échanges mais la mise en concurrence des pays et par-là la possibilité de s’abstraire presque complètement de toute contribution aux biens collectifs notamment de nature sociale et écologique. La mondialisation est fille du libre-échange qui engendre une mise à disposition du consommateur presque tout, à bas prix. Mais ce que le consommateur semble gagner, le citoyen qu’il est le perd. Car la mondialisation a une part invisible : l’abondance de biens privés s’est doublée d’une raréfaction des biens communs. Bref, la divergence entre les intérêts privés et les intérêts collectifs est au cœur de la mondialisation.
Guillaume Vuillemey montre que mondialisation doit être comprise comme un changement de la nature des échanges commerciaux. Son fait central est la déterritorialisation des échanges rendu possible par l’ouverture des mers, zone libre de tout droit civil étatique. Les principes du droit de la mer qui formaient au début des temps modernes une exception ont peu à peu subverti l’ancien droit des terres.
En échappant à toute souveraineté des Etats, le droit commercial initié dès le XVIe siècle dans les Provinces-Unies et en Angleterre a permis la naissance d’un nouveau monde fondé sur le contournement de l’ancien droit toujours inscrit sur un territoire. A partir du moment où les acteurs commerciaux ont pu choisir où exercer leur activité, les Etats ont été placés en concurrence. Cette autonomie du pouvoir économique vis-à-vis du pouvoir politique s’est bientôt transformée en une domination de celui-là sur celui-ci
Un des points essentiels de l’argumentation de Vuillemey est que la coexistence de ces deux mondes crée deux catégories d’acteurs, les mobiles et les immobiles. « D’un côté, les ‘’mobiles’’, qui peuvent exploiter la déterritorialisation des échanges, faire jouer la concurrence entre Etats, poursuivre leurs fins privées à l’échelle mondiale sans guère de considération pour le bien commun des terres où ils se trouvent. De l’autre les ‘’immobiles’’, qui n’ont pas cette possibilité, et subissent localement la dégradation des biens collectifs. » (p. 13) On pourrait ajouter qu(il existe aussi un autre type de « mobiles » à l’autre extrême de l’échelle sociale, à savoir les migrants, matériau nécessaire pour la fluidification de la production et des services à bas prix dans les pays riches.
La mondialisation possède donc de nombreux coûts cachés sous-estimés par les économistes libéraux, coûts cachés qui sont supportés par les communautés locales. « La perte de biens communs, dit Vuillemey, ne doit pas être comprise comme un à côté secondaire de la mondialisation mais comme sa condition de possibilité. » (p. 14) Dans ce dispositif, les « immobiles » sont des victimes consentantes. En effet le libre-échange et la concurrence ayant fait baissé les prix des produits ont rendu possible l’abondance de biens privés pour les consommateurs. Mais comme ceux-ci sont aussi des producteurs, ils subissent de plein fouet la délocalisation de leurs activités et la dégradation des services publics.
Vuillemey conclut en affirmant qu’il faut donc remettre en question le libre-échange inconditionnel et pour cela attaquer ses soubassements juridiques : le trafic maritime sous pavillon de complaisance et les paradis fiscaux. Il faut surtout que le politique accepte de s’opposer à cette logique de l’illimitation en imposant des règles protégeant les éléments du bien commun.
Thibaud Collin